Éric Lysøe

Portrait Eric Lysoe

Éric Lysøe est universitaire, professeur de littérature comparée et spécialiste des littératures de l’imaginaire. Il a publié de nombreux essais sur le fantastique, en particulier sur Edgar Allan Poe, sur Erckmann-Chatrian ou sur des écrivains belges tels que Rosny aîné, Gabriel Deblander, Jean Ray et Franz Hellens. Depuis une dizaine d’années toutefois, il a entrepris de se consacrer presque exclusivement à la fiction. Il a publié ainsi une poignée de romans, une trentaine de contes fantastiques et autant de nouvelles de science-fiction.

Il est également compositeur et fait souvent intervenir la musique dans ses récits, soit en mettant en scène des compositeurs, des interprètes, violoncellistes, pianistes ou guitaristes, soit en faisant de la musique un modèle narratif ou descriptif. C’est ce dont témoignent notamment un recueil de nouvelles comme Les Tambours du vent, certains de ses courts romans (Un cerf en automne, Bois morts) ou encore une anthologie consacrée aux Musiques d’Outre-Mondes.

Cinq questions

Quel lien fais-tu entre la musique et l’écriture ?
Ce sont pour moi deux activités créatrices relativement indépendantes l’une de l’autre. Je ne pense pas qu’un seul compositeur au monde puisse écrire la moindre note tout en lisant un conte ou un roman. L’inverse se produit chez certains auteurs. On raconte que tout en travaillant sur ses pièces, Maeterlinck poussait la chansonnette. Beaucoup de jeunes auteurs écrivent avec leur casque sur la tête ou leurs iPods dans les oreilles. Ce n’est pas mon cas. Il m’est impossible d’écouter ou de fredonner une mélodie alors que je suis plongé dans le processus d’écriture. L’environnement sonore réclame toute mon attention. En revanche, la musique nourrit en profondeur mon imaginaire littéraire. Certains critiques l’ont souligné, on compte de nombreux artistes – maestro ou instrumentistes – parmi mes personnages, mais c’est peut-être l’aspect le moins original que revêt chez moi l’inspiration musicale. En réalité, je m’intéresse beaucoup plus aux moyens que la musique nous offre de reconsidérer les formes littéraires. Ainsi, quand je compose, j’utilise souvent la structure en arche, une sorte de chiasme qui fait se succéder au moins cinq sections : A-B-C-B-A. Il n’est donc pas étonnant de voir certains de mes romans suivre les mêmes principes. Un cerf en automne, par exemple, fait alterner trois narrateurs appartenant à trois époques, trois sociétés différentes : un compositeur vivant de nos jours (A), un forestier traîné devant la justice du xviiie siècle (B) et enfin un dieu celte, Cernunos, qui ne connaît, lui, que le temps du mythe (C). Le récit se découpe ainsi en cinq parties, et obéit à la forme en arche : A-B-C-B-A.

Il ne faudrait pas croire cependant que ces phénomènes d’ordre structurel s’élaborent toujours de façon consciente. Mes recherches en tant qu’universitaire ont montré que l’architecture d’une œuvre était naturellement fondée sur un rythme de grande amplitude étendu à l’ensemble d’une œuvre. Les contes d’Edgar Allan Poe sont composés sur le principe de distiques dont l’élément final fonctionne comme une sorte de rime : un peu au-delà de la moitié du texte, un premier « vers » s’achève sur une mort présentée sur le mode de l’euphémisme (sommeil, saut dans l’inconnu, catalepsie d’un personnage) ; à la fin de la nouvelle, on assiste cette fois à une mort hyperbolique (mort véritable, cataclysme cosmique). Bien évidemment, l’écrivain n’est pas conscient de l’organisation qu’il impose ainsi à son texte. C’est un peu comme une matrice qu’il aurait en tête et qu’il exploiterait sans s’en rendre compte. Il s’est passé quelque chose de cet ordre avec La Dimension Heisenberg. Une forme s’est imposée à moi sans que je cherche réellement à la reproduire. Je laisse cependant aux lecteurs le soin de la découvrir.

Même lorsqu’il s’agit, comme dans ce cas, d’une petite mélodie intérieure, la musique aide donc à produire une structure caractéristique. Mais ce n’est pas tout. Je m’emploie aussi à transposer les modes musicaux sur le plan littéraire. En musique, un mode engendre une atmosphère particulière. Platon et tout autant Confucius ont rédigé des traités ou des parties de traités où ils expliquent que tel ou tel mode stimule les jeunes guerriers, que tel ou tel mode fait naître au contraire une atmosphère de paix peu propice à la formation des guerriers. Dans La République, Platon rappelle que les chants sont des nomoi, des lois. L’État doit définir ceux que les jeunes gens doivent apprendre. Confucius a composé un Canon de la musique, ouvrage aujourd’hui perdu, mais où il établit l’importance sociale de la musique. Il a par ailleurs écrit :

Afin d’éduquer quelqu’un on devrait commencer par des poèmes, poursuivre avec des cérémonies terminer avec la musique.

Pour les deux philosophes, les modes musicaux possèdent des vertus éducatives spécifiques. Même si je ne crois pas qu’ils puissent agir de façon aussi précise, j’essaie en écrivant d’en retrouver toute la puissance évocatrice. Dans Un cerf en automne, par exemple, je joue sur toute la gamme des rouges – le mot est important puisqu’en musique la « gamme » est une forme de manifestation du mode. Tu auras sans doute remarqué que La Dimension Heisenberg joue ainsi sur une couleur majeure et ses différentes nuances. Mais je te laisse deviner laquelle.

Voilà donc ce qu’est pour moi le rôle de la musique dans l’écriture littéraire. Dans un mouvement strictement inverse, j’ai tenté de transformer certains textes d’auteurs consacrés en récits musicaux. Pour me limiter aux œuvres qui ont été données récemment en public, j’ai ainsi transposé un conte de Gérard Prévot, Étrange Éclipse, pour récitant et quatuor à cordes (Clermont-Ferrand, 2009) ou encore Le Voyage d’Urien de Gide (Belfort, 2021), pour le même genre de formation.

Penses-tu que l’art puisse changer le monde ?
Et la littérature, me diras-tu ? Si les sons agissent au niveau de nos émotions, les mots eux sollicitent plus directement la raison, en tout cas pour ce qui concerne les essais, philosophiques ou non, ou les fictions en prose (la poésie, elle, agit un peu comme la musique et tend à nous élever vers un Beau, un Bien collectif). C’est une évidence que certains événements touchant la littérature ont profondément changé le regard des hommes sur le monde. On pourrait citer ici des œuvres aussi différentes que La République de Platon ou 1984 d’Orwell. Mais je me contenterai d’évoquer l’invention de l’imprimerie. C’est cette invention toute « littéraire » qui a permis la diffusion de la Bible, de traductions de la Bible en langue vernaculaire. C’est l’imprimerie qui a engendré le protestantisme.

Quand as-tu commencé à écrire et pourquoi ?
Il y a longtemps, bien longtemps. Il y avait une machine à écrire à la maison, du genre de celle sur laquelle Hemingway a rédigé ses romans. Elle était presque aussi grosse que moi quand j’ai commencé à l’apprivoiser, vers six ou sept ans. Comme elle était trop lourde, ma mère l’a installée sur le parquet de ma chambre et c’est avec elle que j’ai fait mes débuts. Qu’est-ce qui me poussait alors ? Je ne sais pas. Je crois qu’il me fallait un intermédiaire, disons… « technologique » pour confier au papier ce que j’avais en tête. On pourrait imaginer que j’avais besoin d’une certaine distance pour parler d’une douleur secrète. Mais je ne crois pas. J’étais on ne peut plus heureux. J’écrivais des histoires de pirates ou encore d’Égyptiens, contemporains de Ramsès II. Et aussi des textes de ce genre qui ne s’appelait pas encore « fantasy ». Curieusement, alors que j’utilisais un objet plutôt « moderne » – la machine à écrire –, je ne cessais de rêver à d’autres époques. À onze, douze ans, je me suis mis à écrire des poèmes, et cette fois mes motivations étaient plus claires. C’est un peu ridicule de dire ça à propos d’un préadolescent, mais j’étais un apprenti poète « engagé ». J’ai écrit des dizaines de vers sur Jan Pallach ou sur le Che. Je crois que c’est mon éducation chez les Jésuites qui m’a fait entrer dans cette forme de résistance qu’était pour moi la poésie. Pour eux, j’étais un révolté, une « tête brûlée ». Je l’étais encore à vingt ans alors que je suis devenu un guitariste de rock. Puis les choses se sont calmées. Je me suis embourgeoisé, marié, j’ai travaillé comme professeur de musique dans le secondaire, puis comme professeur de littérature comparée à l’université. Jusqu’au moment où l’état du monde m’est devenu insupportable. Nous étions aux alentours de 2016, je crois. Nous assistions partout à la montée des fascismes et de l’extrême droite. Je suis revenu à mon engagement initial et quelques mois plus tard je commençais à écrire La Dimension Heisenberg.

Sur le plan artistique, quelle est ta plus grande ambition ?
Faire éclater les cadres en matière de genres et de styles. La France – les écrivains, comme les libraires ou les lecteurs, pour ne rien dire des éditeurs – la France, donc, aime à cloisonner, étiqueter les œuvres : romance, fantastique, science-fiction, etc. Ou même plus finement dystopie, dark fantasy, etc. De prétendus spécialistes se perdent dans des définitions de plus en plus étroites. Si on les suivait, on finirait par créer une étiquette générique par œuvre. Pourtant, dès que l’on creuse un peu, on se rend compte que, pour la plupart, les lecteurs confondent joyeusement tout cela. J’ai soumis il y a quelque temps le manuscrit d’un roman fantastique (mêlé d’un peu de SF) à une maison d’édition censément spécialisée dans le genre. La directrice de collection a renoncé à le publier parce qu’il ne rentrait dans aucune case, et que pour elle le fantastique supposait l’intervention de magiciens, de fées, etc. Pour elle, donc, le fantastique, c’était la fantasy…

Quelles sont les œuvres qui t’ont le plus inspiré ?
Il y en a tant qu’il est difficile de faire un choix. D’un côté, j’aimerais mentionner des monuments comme Edgar Allan Poe, E.T.A Hoffmann, Herbert G. Wells, Franz Kafka, Jorge-Luis Borgès et Mervyn Peake ; de l’autre de quasi-inconnus – du moins du public français – tels que Ferenc Karinthy, Hermann Kasack, Ladislav Klima, ou Harry Mulisch. Plutôt des écrivains fantastiques, donc. Du côté de la science-fiction, ce sont surtout des autrices qui ont retenu mon attention, en particulier Ursula Le Guin, Johanna Russ, Joëlle Wintreberg, Jacqueline Harpman (pour Moi qui n’ai pas connu les hommes) ou encore, aux antipodes de ces dernières, quelqu’un comme Catherine L. Moore.

À ces modèles littéraires s’ajoutent évidemment les auteurs d’essais dont j’ai été amené à croiser la route : les formalistes russes, surtout Victor Chklovski et Boris Eichenbaum ; ceux qui restent pour moi les trois grandes voix de la psychanalyse : Freud, Jung et Lacan ; mais aussi des scientifiques de tout bord, tels qu’Einstein, Schrödinger ou plus récemment Peter Wohlleben, dont La Vie secrète des arbres m’a inspiré plusieurs nouvelles de S.F.

Ceci dit, l’influence de tel ou tel auteur sur telle œuvre particulière est le plus souvent très difficile à déterminer. On écrit avec toute son expérience de lecteur et plus on a lu, plus les choses deviennent complexes, autant pour l’auteur que pour le lecteur, d’ailleurs. En littérature comparée, on a depuis longtemps abandonné le vieux concept de « source » qui postulait que l’œuvre découlait presque directement de tel ou tel ouvrage antérieur. C’est rarement le cas, même lorsqu’à l’époque de Shakespeare ou de Racine, on disait s’être inspiré de certains prédécesseurs afin de démontrer le caractère vraisemblable de son œuvre. Aujourd’hui, on préfère parler d’ « intertexte », concept qui correspond à l’ensemble des textes préexistants entrant en relation avec un texte donné. On peut être « influencé » par un auteur qu’on n’a pas lu directement mais dont on a une connaissance de seconde main. Je peux prétendre par exemple que Heinrich Clauren m’a « influencé » avant même que je ne le lise. En effet, j’ai d’abord découvert l’un de ses contes, Das Raubschoß, à travers le plagiat (génial) qu’en fit Poe dans La Chute de la Maison Usher. Poe avait lu le texte de Clauren en traduction dans le Blackwood Magazine. Quant à moi, j’ai lu la première fois la nouvelle de Poe dans la traduction de Baudelaire. Je n’en ai analysé le texte original que plus tard. À qui donc suis-je redevable lorsque j’imagine une demeure à la Usher ? À Poe ? À Baudelaire ? À Clauren ? Ou encore à John Hardman qui traduisit Das Raubschoß dans la version que lut Edgar Allan Poe ? Si étymologiquement le mot « texte » vient de « textus », tissu, c’est bien parce qu’il est tissé de tout un ensemble d’influences.

Bibliographie

Principaux essais
Les Kermesses de l’Étrange, Paris, Nizet, 1993.
Histoires extraordinaires, grotesques et sérieuses d’Edgar Poe, Paris, Gallimard, 1999.
Les Voies du Silence : Edgar A. Poe et la perspective du lecteur, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000.
Le Diable en Belgique, Bologne, CLUEB, 2001.
Erckmann-Chatrian au carrefour du fantastique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004.
Voyage à Visbecq [édition et présentation d’un anonyme belge du XVIIIe siècle], Toulouse, Anacharsis, 2007.
Ombre et lumière dans la poésie francophone de Suisse et de Belgique, Strasbourg, p.u.s., 2007 (avec Peter Schnyder).
Signes de feu, Paris, Orizons, 2009.
Entre tensions et passions. (Dé-)constructions de l’espace littéraire européen, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010 (avec Tania Collani).
Corydon d’André Gide, Bologne, Emil, 2014 (avec A. Soncini Fratta).
Trois Femmes puissantes de Marie NDiaye, Bologne, Emil, 2015 (avec A. Soncini Fratta).
Laura. Voyage dans le cristal de George Sand, Bologne, Emil, 2017 (avec A. Soncini Fratta).
Pauliska de Jacques Révéroni Saint-Cyr, Bologne, Emil, 2021 (avec A. Soncini Fratta).

Anthologies
Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 2003-2005, trois volumes.
La Belgique de l’étrange, Bruxelles, Luc Pire, 2010.
Musiques d’Outre-Mondes, Toulouse, Arkuiris, 2018.
Religions d’ailleurs et de demain, Toulouse, Arkuiris, 2020.

Romans et recueils de nouvelles
Comme un palais de paix immense, roman, Oran, Dar el Gharb, 2005.
Un cerf en automne, roman, Paris, Didier, 2013.
Bois morts, roman, Paris, Édilivre, 2013.
Les Tambours du vent, nouvelles, Nîmes, Lacour, 2014, « Prix La Cour de l’imaginaire ».
Hairos et Cie, roman, Lyon, YBY, 2015 ; réédition 2018.
Amours amères, nouvelles, Paris, Le Lys bleu, 2018.
Les Choryphèles de l’Empereur, roman jeunesse, Nancy, Le Verger des Hespérides, 2019.
Dernières Nouvelles des arrière-mondes, Otherlands, 2019.
Jardins d’acclimatation et autres ménageries provisoires, nouvelles, Otherlands, 2020.
Histoires à remonter le temps, nouvelles, Otherlands, 2020.