Postface

J’avoue avoir hésité avant de retracer la genèse de ce roman, surtout en pensant que la morphine a joué un rôle central dans l’affaire. Mais il est bon de revoir certaines parmi les questions soulevées tout au long du récit. Parce que les questions en amènent d’autres. Et si on lit, c’est souvent pour s’interroger puis répondre en puisant en soi ce qu’une histoire intéressante aura laissé.

J’ai parlé de morphine ; c’est très simple. J’ai d’abord imaginé cette histoire alors que j’étais hospitalisée en réanimation. J’avais écrit plusieurs versions avant de laisser tomber, insatisfaite, frustrée. Les personnages étaient là : Madeth, Aibel, Solmon et les autres. Dans l’une des versions, Madeth avait été vendue par Baluth/Solmon à un savant fou qui avait opéré des expériences illégales sur elle. Dans une autre, Aibel devait employer son don pour aider à retrouver Lila Gorkai et obtenir ainsi la liberté. Norlienne appartenait à une secte obscure… Le Gamin était le fils de Madeth et les rats mécaniques représentaient ses doudous… Mais tout le reste m’échappait. Ce qui est formidable quand vous êtes clouée dans un lit d’hôpital avec des tubes fichés partout dans votre corps, avec une machine qui hurle de façon stridente et vous empêche de dormir… c’est que vous avez du temps. Et de la morphine. En gros, je n’avais pas beaucoup de choses à faire hormis rêvasser. Je n’avais pas non plus d’autres endroits où aller sinon vers cette histoire. Mon corps ne m’appartenait plus : il était dépendant des tubes, de la machine, de toute une panoplie d’artifices chimiques et électroniques. Je me suis mise à penser que j’étais une cyborg. En l’espace de neuf mois, j’ai été hospitalisée trois fois. Cela représente beaucoup de temps et suffisamment de morphine pour mettre au pas une histoire récalcitrante. L’apprivoiser. Et la plupart des questions du roman tournent autour de cette idée.

Je n’ai pas écrit Le Chemin de la Mort poudreuse sur mon lit d’hôpital, vous l’aurez deviné. J’en ai eu l’occasion entre deux séjours morphiniques. J’ai pu faire des recherches, lire d’autres romans. Je me suis intéressée à toutes sortes de mythes avant de me saisir de l’Atlantide. J’ai pu affiner la thématique du corps opprimé en me posant plein de questions.

Et si l’Atlantide était un vaisseau extraterrestre? Platon n’a pas terminé l’histoire de l’Atlantide. Le Critias s’achève brutalement, ce qui laisse énormément de place pour imaginer la suite. Platon parle d’empire, de décadence. Chose encore plus fascinante, il note que les Atlantes étaient des barbares. Or, qui sont des barbares pour les Grecs de l’Antiquité ? Des étrangers qui ne parlent pas leur langue, tout simplement. Pour moi, c’était parfait, car il était possible de me réapproprier les Atlantes en gardant cette idée de peuple venu d’ailleurs. S’ils pouvaient venir d’ailleurs sur Terre, pourquoi pas plus loin… dans l’univers ? Mon Atlantide devint donc un vaisseau-astéroïde qui s’est échoué sur notre planète en se séparant de la flotte extraterrestre à laquelle il appartenait. Des humains en sont venus à s’y installer. Mais venir d’ailleurs dans l’Antiquité grecque ne correspond pas à la même idée qu’au XVIIIe siècle. Entretemps, le racisme est né et beaucoup d’horreurs ont eu lieu. Si l’Atlantide de Platon a disparu lors d’une apocalypse, la colonisation demeure le contexte apocalyptique par excellence.

Et si l’Atlantide était une ancienne colonie ? Le steampunk est un genre qui m’a toujours fascinée. Je ne pensais pas être en mesure d’en écrire un jour. En lisant Le Village aérien de Jules Verne, une histoire où deux explorateurs découvrent un peuple d’hommes-singes en Afrique, je me suis dit qu’écrire ma propre histoire n’était pas si absurde. À côté de ce roman, je citerai dans un registre tout à fait opposé La Note américaine de David Grann (qui sort au cinéma sous le titre Killers of the Flower Moon). J’ai trouvé effroyable le fait que les Osages se soient vu imposer des tuteurs notamment pour gérer leur fortune parce que plus ils avaient de sang autochtone, plus ils étaient considérés incompétents, faibles racialement. J’ai également été frappée par Splendeurs et Misères des Courtisanes d’Honoré de Balzac. J’ai donc donné le faux nom du forçat maléfique, Herrera, à deux personnages. Mais celui qui pourrait se rapprocher le plus du Carlos Herrera de Balzac est sans doute Raz.

Et si les automates étaient des zombis ? Dans la croyance vaudou, un zombi est quelqu’un qu’un tribunal occulte a condamné à servir un maître. À vie. Il est d’abord plongé dans un état de mort apparente puis sorti de son cercueil la nuit pour être soumis à une contrainte chimique et physique. Il ne parle pas si ce n’est d’une voix nasillarde. Il est une chose que l’on peut vendre, acheter et envoyer commettre de basses œuvres. Toujours selon cette croyance, l’être humain est composé de cinq parties : l’étoile, le gros bon ange, le petit bon ange, le corps et l’âme. Pour faire de quelqu’un un zombi, le sorcier capture son gros bon ange (essence qui constitue sa personnalité, son intellect) et le place dans une bouteille. En créant les automates, j’ai repensé à ces croyances. Dans cette Atlantide libre mais soumise par le contexte colonial de l’époque, des morts-vivants font partie du quotidien. Ce sont des êtres arrachés à leurs corps et à leur histoire individuelle, à leurs proches et dépouillés de leur volonté. Ce sont des zombis métalliques. Il est rare que les victimes de zombification parviennent à s’échapper. Mais cela est déjà arrivé.

Et si se libérer revenait à se mettre des chaînes… plus douces ? Dans Le Sophiste, l’un des dialogues de la 2e tétralogie de Platon, on trouve une classification des différents mécanismes à même de faire de l’homme un être apprivoisé. D’un côté, il y a des mécanismes violents comme la guerre et la piraterie. De l’autre, des mécanismes persuasifs comme l’amour ou les discours qui prêchent la vertu. Le roman explore un peu ces mécanismes en ajoutant le système colonial comme mécanisme violent et la dette plus persuasive. Ces mécanismes ont cela d’insidieux que même en ayant conscience d’en être victimes, nous ne parvenons pas toujours à nous en sortir. Madeth aurait pu fuir du Crâne hurlant bien avant l’assassinat de Liam. Elle a essayé une fois… Et quand elle s’échappe enfin, c’est pour se retrouver avec d’autres chaînes : celles que lui impose Renaissance, celles de son passé qu’elle traîne depuis longtemps et qui sont personnifiées par Joaquìn… Pour finir, elle se retrouve avec des chaînes plus douces : celles de l’amour. À la fin, Aibel est enchaîné à sa machine, contraint, mutilé. L’amour et les rêves divins d’aliénés parviennent à apprivoiser la mémoire collective du Numen. Mais cette domestication par la manière douce n’est pas sans conséquences. L’histoire humaine est ainsi faite.

Et si c’était la même histoire ? J’avais imaginé ce récit comme une sorte de spirale qui emprunte à plusieurs genres sans les séparer. Je voulais que ce soit autant une biographie de Madeth, personnage central du récit, qu’une révolution à la sauce science-fictive, un compte-rendu historique et un journal. C’est donc l’histoire d’un homme qui voyage vers les souvenirs de son père, qui est en fait l’histoire d’une jeune femme qui refuse de se laisser apprivoiser, qui est en fait une uchronie autour de l’Atlantide, mais aussi le récit de la colonisation bien réelle au début du XXe siècle… Un discours sur l’aliénation et la mémoire est au cœur de tous ces cercles de récit. Les personnages tentent de se réapproprier leur passé et par là même leur identité pour s’en sortir. Ainsi, les rebelles s’emparent de la mémoire collective du Numen pour rejoindre Kalalasa, Aibel construit une machine pour retrouver sa mère, Guillermo Tabarres remonte les souvenirs qui le conduiront à compléter ceux de son père. Il s’agit de retour aux sources. Revenir sur ses pas pour retrouver son chemin. Donc, le personnage Madeth suit, non pas un arc, mais une spirale narrative. Tout son parcours est fait de retours vers la mort ou le deuil — le massacre commis par son beau-père étant la faille originelle.

Et si l’oubli était la mort dans ce qu’elle a de plus réel ? Je parle bien sûr du fait d’être oublié, de disparaître de la mémoire de personnes qui nous aiment. Le roman évoque plusieurs fois l’oubli, l’effacement des souvenirs, comme étant nécessaires pour survivre. Aibel met les souvenirs dans des boîtes. Madeth place les sévices subis au bordel quelque part pour qu’ils prennent la poussière. Reynolds ne regarde jamais vraiment Aibel pour ne pas voir le bébé qu’elle a tué. Oublier ses traumatismes, des souvenirs encombrants… On chasse les souvenirs parce que c’est vital. Le cerveau le fait de façon automatique. Personne ne se rappelle de tout au contraire de Funès, le personnage de Borges. Mais ils peuvent refaire surface. Ils reviennent. C’est la madeleine de Proust. Ce sont les traumas trop lourds que l’on transmet parfois de façon générationnelle. Ce sont les schémas répétitifs auxquels nous avons été conditionnés bien avant d’avoir été capables de prononcer nos propres noms.

Et si tous nos hiers étaient des flambeaux éphémères ? Le titre, Le Chemin de la Mort poudreuse, est tiré d’une tirade de Macbeth. L’usurpateur apprend le suicide de sa femme, qui avait perdu l’esprit un peu avant, et déclare que la vie est une scène où l’on s’agite comme des acteurs, une histoire racontée par un fou. Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse, déclare-t-il. Je trouvais que cela résonnait avec toutes ces odyssées individuelles ou collectives que le roman met en lumière. On y rencontre de nombreux fantômes errants (les automates). Des morts reviennent, de façon réelle, métaphorique ou feinte, alors que les vivants s’agitent pour occuper une scène peinte de tragédies (les Phedbei, David, Hélène, Lila, et même les Visiteurs élémentaires).

Et si tout était vrai ? Le Chemin de la Mort poudreuse est une fiction. Toutefois, l’intrigue est traversée par plusieurs personnages et faits historiques. Grigori Raspoutine, que l’on ne présente plus, a été assassiné de façon spectaculaire en 1916. Cyanure, couteau et balles n’auraient pas réussi à l’éliminer… Et s’il avait survécu ? Zewditou Ière fut la seule femme à l’époque à diriger un État. Si elle arrive en Atlantide en tant que souveraine, en réalité, elle n’a été couronnée qu’en 1917. Haïlé Sélassié, son successeur, demeure une figure quasi mythique du XXe siècle. Quant à Jack l’Éventreur, plusieurs théories existent sur son identité. Était-il barbier ? Médecin ? Et si on l’avait arrêté ? Laura Bullion est une braqueuse américaine qui a fait partie du Wild Bunch de Butch Cassidy. Métisse, elle maîtrisait l’art du déguisement et fut prostituée. Elle est morte en 1961. Et si elle avait eu une seconde vie ? Il existe à plus de deux mille mètres de profondeur sous-marine, une espèce de mollusque qui rassemble du fer pour se fabriquer une coquille. Et s’il pouvait exister des mollusques qui font la taille du plus grand des navires et utilisent l’aurichalque dans leur coquille ? Enfin, la mort de Joaquìn m’a été inspirée par un événement épouvantable survenu aux États-Unis en 1916. Big Mary, une éléphante du cirque de Charlie Sparks, tua un vagabond du nom de Walter Eldridge, en écrasant son crâne de son pied. Une foule décida qu’elle devait être lynchée. Alors on la cribla de balles puis on la pendit au bout d’une grue de cent tonnes. Big Mary, appartenant à l’une des espèces les plus intelligentes sur Terre, contrainte d’être un objet de divertissement, n’avait jamais pu être apprivoisée. C’est, je pense, ce qu’elle a voulu dire en tuant Eldridge.

Et si… vous avez apprécié la lecture de ce roman, c’est que vous avez vous aussi des questions pour lesquelles vous trouverez vos propres réponses. Sans morphine. Je l’espère.

Francesca Theosmy

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